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Women Are Not Afraid ou la résilience féministe – Partie 1

Dernière mise à jour : il y a 7 jours

J’ai 11 ans. J’entre au collège. Les premières sensations de liberté arrivent avec les premiers trajets seule, dans les transports, dans les rues. Autour de moi, des femmes protectrices, de ma famille, de mon entourage, me mettent en garde : dans la rue, des inconnus tenteront de m’approcher, de me parler, de me faire du mal. Elles ne disent pas vraiment quoi. J’imagine qu’ils voudront m’emmener, me prendre. Qu’il faudra résister. Je ne sais pas vraiment de qui je dois avoir peur. Je crois qu’elles parlaient des hommes. Je ne sais pas lesquels, ni où, ni comment ils seront dangereux pour moi. Mais je note l’information.


À la maison je sais. Dans ma famille je sais. Ils me font peur. Ils sont violents. Certains menacent de me tuer, comme le premier des hommes de ma vie : le père.

À l’école je sais aussi. Ils soulèvent les jupes depuis la maternelle, et j’ai vu, en primaire, qu’ils attrapaient certaines filles à plusieurs pour mettre leurs mains dans leurs culottes. Ils font ça au milieu de la cour, devant tout le monde. Moi, j’ai réussi à y échapper. Mais j’ai peur.


Je connais les peurs de l’intérieur. Je connais la peur de ceux que l’on connaît, de nos proches. Je sais ce que c’est d’être brisée à l’intérieur.

Mais dehors, je découvre les règles. Encore et toujours les règles des hommes. J’ai 11 ans, je suis une enfant. Eux, ils sont des hommes. Ils m’abordent dans le métro, dans la rue, quand je traverse devant le tabac de la Porte de Choisy, dans mon bus 183 qui me dépose en bas de chez moi. Je les vois. Je les entends. Je tremble. Je cours. J'ai peur.

Et je m’enveloppe d’un manteau invisible qui ne me quittera jamais : l’hypervigilance. L’hypervigilance, c’est un fardeau lourd à porter, épuisant, mais c’est aussi un outil précieux qui m’empêche de tomber dans la sidération, d’être surprise. Grâce à elle, je vois, j’anticipe, je suis prête. Je scrute chaque homme, chaque regard, chaque geste. Être prête à fuir. Toujours. Vivre avec la peur.


Puis je deviens ado. Je sors, pas seulement pour aller au collège. Je goûte à la liberté. Les heures volées, les mercredis après-midi, les week-ends. Mes parents, trop occupés à divorcer. Moi, trop occupée à vivre. À expérimenter. A dompter la peur.


Chaque sortie est stratégiquement pensée. Je fais attention aux rumeurs. À ce qu’on dira de moi.À qui je parle. Avec qui je marche. À qui je dis bonjour. Je dois garder mes distances avec les hommes. Je dois paraître dure, inaccessible. Un bonhomme.

Je réfléchis mes tenues, mes postures, ma démarche. Je déteste mon corps qui change. Je ne comprends pas tout. Dedans, c’est la tempête. Trop de violence.

Alors je sors. Mais la rue, je ne la maîtrise pas encore. Et pourtant, j’aime ça. J’aime marcher, rire fort, être avec mes copines. J’aime traîner en bas de nos bâtiments, comme près de cette table de ping-pong, notre quartier général. On fume des cigarettes en cachette, on parle, on rit, on est ensemble. À quelques mètres de chez nous, à des kilomètres de nos violences familiales. Ensemble, on n'a pas peur, on est tellement fortes, comme des soeurs guerrières.


Mais les garçons nous chassent. Ils disent qu’on n’a rien à faire là. Ils menacent d’aller dire à nos parents qu’on fume si on ne leur cède pas notre place. Leur place pour leurs trafics. Leurs menaces. On essaie de résister, on répond, on insulte, puis on finit par laisser la place. Parce que nous, contrairement à eux, on a des heures de couvre-feu, on doit rentrer. Parce qu’il paraît qu’il peut nous arriver des choses, la nuit, à nous, les filles. On nous dit qu'on doit avoir peur d'être dehors, alors que nous, on a peur de rentrer.


Et puis un jour, j’ai 17 ans.

La nouvelle circule : une fille de notre âge a été brûlée vive dans un local poubelle, à la cité Balzac.

Je vois son visage aux infos. J’apprends son prénom : Sohane. Et je découvre l’horreur.

Elle avait 17 ans. Comme moi. Comme mes copines.

Elle sortait rejoindre ses amies. Comme moi, comme nous.

Un homme a décidé qu’elle n’avait pas le droit d’être là. Qu’il avait le droit de vie et de mort sur elle.

Alors, chaque jour, je pense à elle. À sa peur. À sa douleur. À celles et ceux qui l’ont aimée libre, et qui devront maintenant vivre sans elle.


Puis, un jour d’hiver, j’attends le bus 183 à Vitry. Je vois un groupe de femmes. Elles prennent toute la place. Elles parlent fort. Elles rient. Elles sont en colère. Elles sont ensemble. Elles sont puissantes. Elles ne semblent pas avoir peur. Elles portent un slogan sur leur t-shirt : Ni putes ni soumises.


Je comprends.


Et ça me rappelle ces histoires, ces légendes de femmes qui brûlaient leurs soutiens-gorge pour qu’on puisse avorter, pour qu’on ait le choix. On les appelait féministes je crois.

Ces femmes n'avaient pas peur?


C’est là que Women Are Not Afraid est née. Dans mes tripes, sur ce trottoir de Vitry-sur-Seine, cet hiver 2003.


Première inspiration. Premier souffle. Première respiration. Avec ces femmes qui n’avaient rien à envier à Simone de Beauvoir.


Et c’est là aussi, que 18 ans plus tard, j’exposerai Women Are Not Afraid, en pensant à Sohane Benziane.


À suivre —


Sohane Benziane, Women are not afraid, Collages féminicides, Pauline Makoveitchoux, Vitry-sur-Seine
Collages Féminicides, Femmage à Sohane Benziane, Mars 2020, Vitry-sur-Seine

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